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Note de Lecture

« Pourquoi il faut renoncer au tourisme en Antarctique»

 

Spécialiste du tourisme, il a soutenu sa thèse d’État en 1978, sur le thème des « stations intégrées de sports d’hiver des Alpes françaises ».

Professeur à l’Université Paris-Diderot jusqu’en 2005, puis à l’Université Panthéon-Sorbonne jusqu’en 2008, il est actuellement professeur émérite de cette même université. Il fut le créateur et le directeur de l’équipe de recherche « Mobilités, itinéraires, territoires »

Rémy Knafou

 

https://reporterre.net22/05/2023

 

 

Croisières à 60 000 €, vols ultrapolluants : de plus en plus de touristes viennent profiter de l’Antarctique. Un flux qui doit être tari, dit l’auteur de cette tribune, si l’on veut préserver ce fragile continent.

Après quasiment deux siècles d’expansion géographique et de diffusion sociale, le tourisme, l’une des formes de la mondialisation, s’aventure de plus en plus systématiquement vers les derniers espaces inhabités, comme l’Antarctique. Lors de la saison 2022-2023, le cap des 100 000 touristes y aurait été franchi — soit dix fois plus qu’il y a vingt ans. Et cela ne va pas sans risques pour cette terre englacée dont la préservation nous est essentielle.

Seul continent non approprié par les États, l’Antarctique dépend du traité de Washington (1959), qui y a interdit toute activité économique — seules des bases scientifiques internationales accueillent des chercheurs se renouvelant régulièrement. Le tourisme s’y décline donc avant tout en croisières réalisées à bord de navires dits d’expédition, qui appareillent essentiellement depuis Punta Arenas, au Chili, ou Ushuaïa, en Argentine.

 

On compte aussi de plus en plus de voyages aériens : survols du continent antarctique depuis l’Amérique du Sud, l’Afrique du Sud ou la Nouvelle-Zélande, ou vols à destination de la périphérie immédiate du continent (Shetlands du Sud, principalement) ou du continent lui-même.

La grande nouveauté de la dernière saison étant l’atterrissage sur le continent lui-même d’avions gros porteurs (Airbus A340) venus du Cap, en Afrique du Sud. Ils effectuent de nombreuses rotations permettant aux passagers soit de fouler trois heures durant la glace de l’Antarctique, soit d’y séjourner quelques jours, dans des campements construits à dessein.

Des tonnes de CO

Parce que la plupart des touristes de l’Antarctique se trouvent domiciliés dans les pays riches de l’hémisphère nord, un trajet vers ce continent blanc revient à une débauche d’émissions de gaz à effet de serre : l’aller-retour entre Paris et Ushuaïa rejette 4,5 tonnes de CO₂ ; à comparer avec un Paris-Tokyo : 3,2 tonnes. Auxquelles s’ajoute l’empreinte carbone de la traversée en bateau.

Certes, des précautions particulières sont désormais prises par les navires de croisière impliqués, qui, depuis 2011, ont l’obligation de ne laisser aucun déchet et ne peuvent plus brûler de fioul lourd — le plus polluant du fait de sa teneur en soufre. Mais les conséquences environnementales de ce tourisme ne sont pas pour autant négligeables et ne peuvent malheureusement qu’empirer.

Comment empêcher, par exemple, l’introduction involontaire de nouvelles espèces — ne serait-ce que par les coques des navires —, qui porteront atteinte à la biodiversité locale ? Comment éviter que les croisiéristes contribuent à l’accélération de la fonte de la glace dans les secteurs où ils débarquent ?

Des études récentes ont relevé dans ces endroits la présence de quantités anormalement élevées de particules de suie, appelées aussi « noir de carbone » : en assombrissant la surface, ces poussières augmentent l’absorption d’énergie solaire et donc l’ampleur du dégel lors de l’été austral.

Des accidents inévitables

Sans compter qu’avec l’augmentation des flux — qu’il s’agisse des navires de croisière, des hélicoptères employés pour repérer les itinéraires à emprunter, des Zodiacs utilisés pour acheminer à terre les touristes depuis les navires dits d’expédition, etc. —, des accidents se produiront, avec d’inévitables pollutions, voire des marées noires.

Parce que ces flux sont encore modestes à l’échelle mondiale, il est possible de les réorienter au moindre coût pour les entreprises concernées. Mais plus le tourisme en Antarctique s’intensifiera, et plus il sera difficile d’y mettre fin.

En 1991, le protocole de Madrid ajoutait au consensus de Washington un volet environnemental, réservant ce continent englacé à la recherche scientifique et établissant un moratoire de cinquante ans sur l’exploitation des ressources du sous-sol. Dans le même ordre d’idées, il faudrait que soit institué, dès que possible, un moratoire de trente ans sur le tourisme, le temps de permettre aux générations suivantes d’apprécier la possibilité d’une éventuelle reprise des flux touristiques.

Ce serait là un objectif fort pour une prochaine COP sur le changement climatique et la biodiversité. Il marquerait l’entrée dans une nouvelle ère, celle d’un tourisme ayant enfin pris conscience de ses responsabilités vis-à-vis de la Terre comme des générations à venir.

Des croisières à 60 000 euros

Une démarche qui serait d’autant plus salutaire que ce tourisme ne s’adresse qu’aux plus riches des pays riches. Une croisière d’une douzaine de jours coûte, selon le type de cabine et de compagnie, entre 8 000 et 60 000 euros, sans le vol entre l’Europe et l’Amérique du Sud. Y passer trois heures, avec un vol aller-retour dans la journée, coûte un minimum de 13 000 euros ; y séjourner quelques jours dans un campement construit à cet effet revient, selon la durée et la nature du programme, entre 40 000 et 90 000 euros, vol compris.

Comme l’écrit Jean-Louis Étienne dans sa préface à Antarctique, cœur blanc de la Terre, de Lucia Simion : « L’Antarctique n’est pas un continent pour les Hommes, c’est un continent pour la Terre. » La recherche y est déterminante ; tout comme sa préservation.

Il est donc temps pour le tourisme, responsable de 8 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, d’être plus sobre et de se contenter des innombrables lieux qui lui sont déjà consacrés dans l’écoumène (la partie habitée de la Terre). Mais, pour mettre enfin en actes ce « tourisme durable », il faut tout à la fois une prise de conscience des touristes, des entreprises et des États, ainsi que des mesures concrètes.

« L’Antarctique est un continent pour la Terre »

Il est notamment nécessaire de refuser la confusion croissante et malsaine entre tourisme et recherche scientifique, refuser aussi que les croisiéristes et les voyagistes en arrivent à devenir les nouveaux concessionnaires de la protection de l’environnement — en Antarctique, c’est la puissante organisation des tour-opérateurs touristiques (l’International Association of Antarctica Tour Operators), qui a été chargée de mettre en œuvre les principes arrêtés par le protocole de Madrid.

Ne continuons pas à confier au loup les clés de la bergerie et autorisons-nous à interdire l’accès à ces espaces fragiles, tant qu’il est encore temps. Laissons leur étrangeté alimenter notre imaginaire… sans chercher à aller y voir par nous.

 

 

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