Note de Lecture
« Les métamorphoses du tourisme »
Luc Ferry
Luc Ferry, ancien ministre est un professeur de philosophie, essayiste et homme politique français, né le 3 janvier 1951 à La Garenne-Colombes. Docteur en science politique, par ailleurs professeur agrégé de philosophie et de science politique, il est successivement attaché de recherche au CNRS et professeur des universités.
Les voyages touristiques prennent des significations nouvelles et des dimensions différentes, au fur et à mesure qu’ils se développent.
La période des vacances est, comme chacun sait, propice au tourisme. Or, à l’encontre de l’idée reçue selon laquelle l’homo occidentalis n’aurait plus qu’une envie, rester au chaud dans son cocon et ses charentaises, les voyages au long cours se sont développés de manière exponentielle durant les dernières décennies.
Les chiffres en témoignent de manière éloquente. En 1950, seuls 25 millions de touristes franchissaient la frontière de leur pays. Ils sont 500 millions dans les années 1990, plus de 1 milliard en 2012 et 1,3 milliard en 2017, selon les chiffres fournis par l’Organisation mondiale du tourisme. L’Europe accueille alors 671 millions de personnes, soit la moitié du flot des voyageurs. Les recettes du tourisme de masse se développent en proportion : 2 milliards de dollars en 1950, 104 milliards en 1980, 495 en 2000 et 1260 en 2015, soit 10%du PIB mondial ! Les dix villes les plus visitées au monde sont alors, dans l’ordre: Paris, Londres, New York, Antalya (en Turquie), Singapour, Kuala Lumpur, Hongkong, Dubaï, Bangkok et Istanbul.
Au fur et à mesure qu’ils se développent, les voyages touristiques prennent des significations nouvelles et des dimensions différentes: tourisme de mémoire, tourisme de santé, tourisme religieux, tourisme œnologique, tourisme social avec la création du BITS (Bureau international du tourisme socialà Bruxelles) en 1963, tourisme fluvial, tourisme de chasse, de pêche, croisières lointaines sur ces nouvelles villes flottantes que sont les paquebots modernes, tourisme vert, camping populaire, camping chic, tourisme en famille, en groupes, entre amis et même un tourisme sexuel que Michel Houellebecq a contribué à déculpabiliser en évoquant sans fard ses expériences… Bref, chacun doit pouvoir trouver chaussure à son pied en fonction de ses envies et de ses moyens. Mais les métamorphoses du temps présent liées à l’explosion des idéologies du bonheur enfin « non différé » – psychologie positive, méditation de pleine conscience et développement personnel – viennent de donner une impulsion et une signification nouvelles au tourisme.
On est désormais aux antipodes du voyage à l’ancienne, celui qui visait la découverte de l’altérité et, au passage, une meilleure connaissance, non de son « moi profond », mais du monde extérieur
Comme le note Raphaëlle Elkrief dans un très intéressant article publié dans Le Figaro du 8 novembre 2022, « depuis plusieurs années, les yogis amateurs ou confirmés ont investi l’espace public et les réseaux sociaux. Voilà qu’ils s’installent sur les pontons des bateaux de croisière (…) qui semblent mettre le cap sur une nouvelle tendance. Celle du bien-être et delà déconnexion. (…) Ainsi de nouvelles escapades centrées sur le bien-être, le yoga et la méditation ont fait leur apparition au catalogue des grands noms de la croisière pour l’année 2023. » Et, pour confirmer ce diagnostic, l’auteur de l’article donne la parole à une professionnelle du secteur : il s’agit maintenant, nous explique-t-elle, non plus d’inviter des experts pour donner des conférences, mais d’offrir aux passagers une « odyssée spirituelle », de leur permettre de pratiquer la « marche de pleine conscience » pendant les escales et de profiter en mer d’« ateliers yoga». Car la croisière se prête admirablement à la médiation de pleine conscience, au yoga, à la quête du bien-être et à la « connexion avec son moi profond », attendu que «la croisière permet de déconnecter et d’accéder à cette dimension plus intérieure qui n’est plus assez sollicitée dans nos milieux urbains ».
On est désormais aux antipodes du voyage à l’ancienne, celui qui visait la découverte de l’altérité, celle des autres cultures et, au passage, une meilleure connaissance, non de son « moi profond », mais du monde extérieur. Non, il s’agit désormais de viser l’intériorité, la connexion avec soi, et, si le voyage a un sens, c’est maintenant dans cette perspective nouvelle, non pour nous connecter avec les différents visages de l’altérité, mais pour se recentrer sur son ego.
Comme l’explique Marc Bonomelli, l’auteur d’un livre plaisamment intitulé Les Nouvelles Routes du soi, «la nouveauté, c’est cette sensation assez globalement partagée de perte de sens dans son travail, cette impression de perdre la connexion à soi, et c’est par le voyage que l’on entend retrouver cette connexion à une sorte de moi authentique… » Bon voyage vers votre nombril !