Note de lecture n°13 : » Un autre tourisme est-il possible ? »

De la petite station des Alpes jusqu’en Thaïlande, la pandémie de Covid-19 a servi d’électrochoc »
par Clément Guillou,
Rédacteur service économie, tourisme / hôtellerie au journal Le Monde
Publié le 01/06/2021
Key West, station balnéaire de Floride, pointe méridionale des Etats-Unis, n’a rien, a priori, contre le tourisme. En 2019, 1,2 million de croisiéristes ont débarqué dans cette ville de 25 000 habitants. C’est pour eux qu’elle limite la place des voitures en centre-ville, ripoline ses maisons caribéennes, entretient l’ancienne demeure d’Ernest Hemingway, tolère les artistes de rue sur les quais à l’heure du coucher de soleil. C’est grâce à eux qu’elle connaît l’un des taux de chômage les plus bas des Etats-Unis.
Mais quand les touristes ont cessé de venir, au printemps 2020, des habitants de Key West ont réagi de manière contre-intuitive : ils ont réclamé un référendum sur l’avenir de la croisière. En novembre 2020, plus de 60 % des votants ont répondu « oui » à la limitation du nombre de croisiéristes quotidien, à l’interdiction des géants des mers – plus de 1 300 personnes à bord – et à la priorisation des navires les moins polluants.
Les motivations étaient avant tout environnementales : l’arrivée des gros bateaux de croisière abîme la barrière de corail, l’un des principaux attraits de l’archipel des Keys. Mais l’économie fut au cœur de la campagne : après un an sans croisières, interdites aux Etats-Unis en raison de l’épidémie de Covid-19, les résultats des principaux acteurs touristiques demeuraient très satisfaisants. L’apocalypse promise par l’industrie de la croisière à la moindre tentative de freinage n’avait pas eu lieu.
C’est l’une des conséquences d’un tourisme mis sur pause : de la petite station des Alpes à l’un des pays les plus visités du monde, la Thaïlande, plusieurs territoires en ont profité pour revoir leur politique de développement touristique. Comme si le Covid-19 avait servi d’électrochoc et d’encouragement à agir sur un phénomène largement pensé comme incontrôlable ; quand il était pensé.
Surtourisme et impact climatique.

Partout, la préoccupation de court terme reste bien sûr de faire revenir des touristes pour relancer un pan de l’économie source d’emplois. Mais par endroits, cela n’empêche pas le souci du moyen et long terme. Comme si le tourisme, jusqu’ici source d’argent magique, s’était soudain manifesté aux yeux de la puissance publique dans toutes ses dimensions.
« Le tourisme semblait partout évident, note Stéphane Durand, du cabinet spécialisé Voltere by Egis. La pandémie a mis en lumière son impact absolument énorme sur l’économie francilienne mais aussi sur l’ambiance même de Paris ; dans le même temps, les collectivités ont pris conscience qu’elles subissaient des impacts du tourisme qu’il fallait affronter. »
Le surtourisme et son effet sur le climat sont les deux stigmates les plus communément identifiés. Bien souvent, les acteurs publics ont préféré l’ignorer. Jusqu’à maintenant. « Il y a une prise de conscience généralisée que le tourisme doit prendre sa part dans la réduction de l’empreinte carbone, qu’il doit régler ses problèmes contre lesquels il n’y a jamais vraiment eu de volonté d’agir », analyse M. Durand.
L’exemple des bateaux de croisière à Venise est le plus frappant : depuis des années, l’indécision politique empêchait d’écarter les paquebots du canal de la Giudecca, en dépit des risques largement documentés pour la lagune. En avril, le parlement italien, suivant le vœu du gouvernement de Mario Draghi, a voté leur interdiction à terme ; la première étape consistera à rediriger dès que possible les navires vers le port industriel de Marghera. La disparition des bateaux et la montée des préoccupations environnementales ont créé les conditions de l’action.
Les îles à la pointe du changement.
En l’absence de touristes, le quotidien des opérateurs publics et privés du tourisme a aussi radicalement changé. Les premiers ont eu le temps de la réflexion, puisque la pandémie empêchait l’action. Les seconds ont dû se concentrer sur la recherche de financements, et bien souvent tendre la sébile à l’Etat. « On voit poindre un questionnement quant aux bases sur lesquelles on pourrait repartir de ce terrible choc. On en est au tout début », estime Rémy Knafou, professeur émérite de géographie à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et auteur de Réinventer le tourisme (Editions du Faubourg, 2021, 12,90 euros, 128 pages).
Islande, Hawaï, Nouvelle-Zélande : il faut se tourner vers les îles dont le développement touristique repose sur les ressources naturelles pour trouver les débats les plus avancés. La question de la préservation de la poule aux œufs d’or – la nature – et des retombées concrètes pour la population locale est partout posée. En Thaïlande, le ministre de l’environnement envisage de fermer ses parcs nationaux plusieurs fois par an pour « que la nature se revitalise et que les gardiens puissent s’occuper des parcs ».
En Nouvelle-Zélande, un groupe de travail gouvernemental recommande d’orienter la politique touristique de manière à ce qu’elle améliore les écosystèmes, fournisse des emplois porteurs de sens, enrichisse les communautés locales et respecte la culture maorie. En Jamaïque, le ministre du tourisme, Edmund Bartlett, veut convaincre les opérateurs privés d’en faire « une industrie plus inclusive et que le tourisme ruisselle vraiment sur l’ensemble de l’économie ».
Impératifs contradictoires
L’acceptation du tourisme par les habitants est devenue une préoccupation politique. Pour l’améliorer, il faut éviter que la majeure partie des dépenses touristiques revienne à des chaînes étrangères et mieux répartir les flux dans le temps et sur le territoire. Sur ce point, les progrès fulgurants de la numérisation de l’offre et l’habitude prise de réserver en ligne pourraient être les principaux acquis de la pandémie.
« Les destinations doivent être plus digitalisées et les acteurs mieux coordonnés, avec une seule application pour l’ensemble du tourisme en ville, juge Doug Lansky, conférencier sur les questions de surtourisme. C’est paradoxal, mais pour qu’une ville surfréquentée redevienne authentique et agréable à visiter, elle doit être aussi digitalisée qu’un parc Disney. Si tout est connecté de manière intelligente, comme chez Disney, alors cette ville ressemblera moins à un parc d’attractions. »
L’ennui, ajoute-t-il, est que les agences touristiques doivent souvent combiner des impératifs contradictoires : le politique leur demande à la fois de gérer le tourisme et de faire venir un maximum de visiteurs. Et seul le pouvoir politique a les moyens de poser des contraintes aux opérateurs dont l’intérêt immédiat, après la pandémie, sera de renouer avec des recettes jusque-là si profitables.
Historiquement, les gouvernements ont plutôt tendance à abandonner l’aménagement du tourisme aux opérateurs privés et à leur poser le moins de contraintes possible. A Key West, il ne sera pas tenu compte du référendum sur l’avenir des croisières : les républicains de Floride ont manœuvré au Parlement pour empêcher son application. Et le propriétaire du port de Key West est devenu un généreux donateur du gouverneur Ron DeSantis.