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Note de lecture n°8 : «Voyage : après la frustration, la frénésie ?»

Marine Sanclemente portraittpar Marine Sanclemente

Diplômée de l’école de journalisme de Tours, Marine Sanclemente travaille actuellement comme rédactrice au pôle Voyage du Figaro. Egalement écrivaine, elle a travaillé auparavant pour le magazine National Geographic Traveler.

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Publié le 25/02/2021

 

 

L’immobilité forcée des Français pendant la pandémie de Covid-19 pourrait conduire à une reprise forte et rapide des déplacements touristiques. Un phénomène de «revenge travel» déjà observé en Asie.

Premier jour de vacances à Hangzhou (Chine), lors de la dernière Golden Week, en octobre 2020.

Le message est crié en lettres majuscules sur le site de l’hôtel Four Seasons d’Orlando (États-Unis) : « Voici comment prendre une vraie revanche sur 2020 ». L’injonction masque à peine une offre commerciale : des réductions de 20 % sont accordées aux voyageurs qui réservent dès à présent un ou plusieurs séjours dans l’établissement 5 étoiles pour l’année 2021. Mais, à 3.000 kilomètres du complexe floridien, les parcs nationaux du Colorado se passeraient bien, eux, d’un surplus de touristes.

« La pandémie n’est pas encore derrière nous que nous devons déjà prévoir des stratégies à court terme et des solutions à long terme pour freiner le nombre ahurissant de citadins avides de rattraper des mois de verrouillage dans nos parcs nationaux et forêts », s’inquiète Scott Fitzwilliams, responsable de White River, la plus fréquentée des onze forêts nationales de son État dans le média en ligne The Colorado Sun. Parmi les mesures prises en urgence, le parc national de Rocky Mountain vient d’instaurer un système de restriction des visites à 60 % de la capacité du site, de 6 heures à 17 heures, tandis que le chemin du Mont Evans, plus haute route goudronnée d’Amérique du Nord (4 310 mètres d’altitude), est désormais fermé à la circulation.

Or, ce besoin frénétique de voyager lié à la frustration de l’immobilité forcée n’est pas un cas isolé. Après l’avoir étudié sous différents prismes, le cabinet de conseil américain McKinsey & Company lui a même donné un nom : le « revenge travel », que l’on peut traduire par « tourisme de revanche ». Apparu en Asie dès les premiers déconfinements, le phénomène a fait son lit dans les régions où le Covid-19 a fait le plus de ravages. À commencer par le pays de Gandhi, frappé de plein fouet par cette déferlante. Le groupe hôtelier indien ITC dévoile dans son dernier rapport un taux d’occupation avoisinant les 80 % les week-ends et les jours fériés, et 60 % la semaine. Des chiffres supérieurs à ceux d’avant la pandémie et atteints grâce au tourisme local uniquement.

En Inde, les destinations les plus prisées sont situées à moins de quatre heures de voiture des grands centres urbains (Chennai, Delhi, Calcutta…), pour un nombre moyen de nuitées compris entre cinq et sept, contre trois ou quatre auparavant. Une aubaine pour l’économie? «Sur le papier, oui. Mais, en réalité, ce “revenge travel” prend la forme d’un tourisme opportuniste. Certains consommateurs de classe moyenne profitent de la fragilité des hôteliers pour obtenir des séjours à des tarifs irréalistes», déplore Véronique Narayana Swamy, directrice d’une agence de voyages locale.

Nuits bradées jusqu’à quatre fois le prix d’origine, surclassements offerts dans des chambres avec balcons et terrasses, prise en charge des frais d’acheminement en véhicule privé depuis le domicile : tous les moyens sont bons pour remplir les établissements. En outre, la suspension des vols internationaux vers certaines destinations a poussé les Indiens à célébrer dans leur pays les anniversaires, mariages et autres grands événements de la vie qui les incitent habituellement à partir hors de leurs frontières.

Depuis le mois de novembre, l’aéroport de Goa, station balnéaire dans le sud-ouest du pays, a ajouté dix vols par week-end aux vingt-cinq lignes déjà fonctionnelles pour répondre à la demande. « Ceux qui allaient célébrer leurs noces en Thaïlande ou Dubaï le font désormais dans les hôtels de luxe de la côte, qui assurent une garantie sanitaire devenue indispensable », ponctue la professionnelle. Le gouvernement indien ne pousse pas ses concitoyens à voyager plus que de raison à l’intérieur du pays. Mais, en Chine, les autorités n’hésitent pas. La course aux voyages est même largement encouragée par les responsables politiques. Le ministre de la Culture et du Tourisme chinois a annoncé publiquement qu’il plaçait de grands espoirs économiques dans la période du Nouvel An, du 11 au 17 février. Pour enhardir les habitants à se déplacer, près de 500 sites culturels ou naturels à travers le pays ont proposé des gratuités ou des réductions significatives.

Par mesure de précaution, les visiteurs étaient simplement invités à prouver leur bon état de santé sur une application, à porter des masques chirurgicaux et à vérifier régulièrement leur température corporelle. Objectif : battre le record des 550 millions de touristes qui ont circulé lors de la dernière Golden Week du mois d’octobre, soit 80 % du niveau d’avant la pandémie de Covid-19. S’il est encore trop tôt pour établir un bilan chiffré, le site de réservation Qunar, équivalent chinois de Booking, a déclaré que les réservations d’hôtels pour des destinations populaires telles que Dali et Lijiang, dans la province du Yunnan, avaient doublé au cours de cette période.

Logique d’hyperconsommation

Sur le réseau social Weibo, lehashtag #RecoveryWishlist a quant à lui atteint les 100 millions de partages début février. Dans ces « listes d’envies de rétablissement », les jeunes Chinois partagent leurs désirs post-pandémiques, sacs de luxe, hôtels inaccessibles et séjours paradisiaques pêle-mêle. « Ce concept, nommé ici “baofuxing xiaofei”, n’est pas nouveau. Il a émergé en Chine aux débuts des années 1980, au sortir de la Révolution culturelle. Avec la levée des contraintes, les classes aisées se sont engagées dans une logique d’hyperconsommation pour combler les années de privation », explique la journaliste indépendante Anita Rao Kashi.

Pour l’heure, l’esprit du « tourisme de revanche » n’a pas encore contaminé l’Europe. Mais son arrivée pourrait se dessiner plus vite que prévu. «Cette tendance n’est pas liée à la spécificité des marchés, mais une réponse à une frustration qui est passée. Ce n’est pas encore le cas chez nous, car le contexte sanitaire n’est pas stable. La situation en Chine ou en Inde peut simplement nous donner une indication du timing de l’arrivée de cette vague en France », note Stanislas Gruau, fondateur d’Explora Project, agence spécialisée dans le voyage d’aventure. Fondée il y a deux ans, cette Société des nouveaux explorateurs a explosé en mai, sitôt la limitation des 100 kilomètres levée. Le nombre de membres inscrits sur la plateforme est ainsi passé de 1. 500 à 20 .000 en quelques jours, pour atteindre 100 .000 aujourd’hui. « Dès que les Français ont eu une fenêtre, ils se sont rués sur tout ce qui pouvait les sortir de leur quotidien entre quatre murs. On ne l’avait pas nommé “revenge travel” à l’époque, mais c’était déjà ça », constate le baroudeur passionné.

Depuis les annonces gouvernementales début février, marquées par l’absence d’un reconfinement, les professionnels du tourisme français sont témoins de comportements d’achat inhabituels. « Chez Explora, certains voyageurs ont réservé jusqu’à cinq expéditions simultanément, pour des paniers pouvant atteindre 11 000 euros, sans même entrer en contact avec nous », confie Stanislas Gruau. Des conduites excessives et semblables aux stigmates de l’addiction.

Plus inquiétant encore, l’accumulation des contraintes des derniers mois semble conduire à un effacement de la frontière entre le pouvoir et le vouloir : les Français ne réfléchissent plus selon ce qu’ils ont envie de faire, mais en fonction de ce qu’il est possible de faire. «L’envie de départ est tellement forte que le choix de la destination ne revêt plus la même importance qu’auparavant. Nos clients cherchent tellement à être dépaysés qu’entre un séjour farniente en Polynésie française ou un safari en Tanzanie, finalement, peu importe», affirme en ce sens Alexandre Vercoutre, directeur général de Marco Vasco, spécialiste du voyage sur mesure (groupe Figaro).

Une menace pour la planète

En raison de l’afflux de touristes américains, les directions des grands parcs nationaux des États-Unis (ici le Grand Canyon) ont pris des mesures restrictives. DANIEL SLIM/AFP

Dans cette quête de liberté et d’émerveillement, les destinations comme l’Himalaya, la Papouasie ou l’Antarctique remportent un franc succès. «L’attrait pour nos voyages les plus exceptionnels s’est considérablement renforcé. Les croisières à bord de notre nouveau navire de haute exploration polaire, le Commandant Charcot, suscitent par exemple un fort engouement», se réjouit Sylvie Boudart, directrice produit chez Ponant, seule compagnie battant pavillon français. De telles navigations, aux confins de mondes aussi désirables qu’inaccessibles, promettent une immersion totale et une véritable reconnexion à la nature dans ce qu’elle a de plus pur. «C’est indéniablement pour ces démarches initiatiques, souvent associées au voyage d’une vie, que nos clients nous consultent en ce moment. »

Ces odyssées extraordinaires sont l’apanage de privilégiés qui ont pu épargner durant la crise et comptent bien réinvestir leur argent dans les vacances. Ce que confirme une étude réalisée en décembre 2020 par Simon-Kucher & Partners et ROIRocket sur un échantillon de 3 900 personnes interrogées en France, en Allemagne, en Espagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis : 61 % des sondés affirment qu’ils dépenseraient autant ou plus pour leurs voyages en 2021 qu’avant la pandémie. Quitte à oser de grandes folies, en dépit des beaux discours sur le monde d’après et son tourisme plus durable. « Depuis début janvier, nous assistons à une nette augmentation des réservations pour notre séjour “Tour du monde”, et à un rythme encore plus soutenu ces derniers jours. Ce qui nous amène à penser que nous allons afficher complet pour cette année », s’enthousiasme Guy Bigiaoui, directeur de Safrans du Monde, spécialiste des croisières aériennes.

Une chance pour l’économie ou une catastrophe pour l’écologie ? « L’hystérie des vols long-courriers ne touche finalement qu’une infime minorité de personnes. Dans la masse, le rebond post-pandémique se dirigera plutôt vers un tourisme de proximité et d’aventures », rassure Stanislas Gruau, pour qui le respect de l’accord de Paris sur le climat est une composante essentielle de la consommation de loisirs.

Avant la crise, le tourisme d’aventure, caractérisé par des mobilités douces, des hébergements moins énergivores et des activités responsables, représentait 10 % du tourisme mondial. Ce chiffre a bondi à 28 % en 2020. « Dans l’intention, les vacanciers ont envie de chemins sans traces et de grandes expéditions au Groenland. Mais, une fois le niveau technique et le coût étudiés, ils se tournent vers un produit local, plus accessible. C’est le principe de réalité : on clique sur la photo des Maldives et on finit à Djerba », plaisante Stanislas Gruau. Si la vengeance est un plat qui se mange froid, faisons-en sorte que cela soit à côté de chez soi.

 

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