Note de Lecture n°30 : « Monde d’après : Les entreprises du Tourisme doivent apprendre à faire mieux avec moins pour survivre en 2020 et réussir en 2021 »
Julia Luczak-Rougeaux
Passionnée de nouvelles technologies et de science-fiction, Julia est une geek autodidacte Elle a rejoint l’équipe de TOM en tant que journaliste Web et présentatrice TV, ses deux médias privilégiés. Elle est aujourd’hui rédactrice en chef.
https://www.tom.travel/6 octobre 2020
Entretien
Navi Radjou est universitaire et conseiller en innovation et leadership basé à New-York. Depuis plusieurs années, il porte le concept d’innovation frugale qui consiste à « faire mieux avec moins », c’est-à-dire à co-créer plus de valeur économique, sociale et écologique, tout en optimisant toutes les ressources disponibles. L’innovation frugale est la force causale derrière l’essor de l’économie de partage qui a donné lieu à AirBnb, Uber et Blablacar. Et elle pourrait être le moteur du Tourisme de demain. Entretien.
Comment les professionnels du Tourisme peuvent-ils adopter une approche frugale de l’innovation dans l’ère post-covid ?
Dans le contexte de crise actuel, il faut que les professionnels du Tourisme appliquent trois principes de l’innovation frugale.
Le premier consiste à engager et itérer. Il faut engager les clients intimement pour bien identifier leurs nouveaux besoins et leurs vraies aspirations et valeurs. Ma recherche montre que les clients du secteur du Tourisme recherchent sept attributs clés dans les services de tourisme : l’abordabilité, la simplicité, la sécurité, la sociabilité, la durabilité et la désirabilité. Le septième attribut, plutôt intangible, est le « sens ». Les professionnels du Tourisme doivent donc innover de sorte que tous leurs nouveaux produits et services frugaux lancés en 2021 incarnent de façon holistique ces sept attributs. Mais au lieu de s’évertuer à développer une solution hyper-complexe, les professionnels doivent d’abord créer une solution simplifiée. Il faut la tester d’abord à petite échelle, obtenir rapidement le feedback des clients, itérer sur le développement de la solution, la peaufiner et ensuite la répliquer à plus grande échelle.
Le deuxième principe de l’innovation frugale consiste à fluidifier et flexibiliser toutes les ressources. Aux États-Unis, des hôtels convertissent leurs espaces vides en magasins et espaces de co-working. C’est le début de l’économie de partage inter-entreprises. L’idée est de maximiser la valeur des actifs sous-utilisés en les partageant avec d’autres entreprises. Il existe déjà des plateformes de partage dans le monde industriel, logistique et de services qui permettent aux entreprises de partager leurs équipements, machines, entrepôts, capacité d’usine et de camions entre elles. Le secteur de Tourisme peut construire une plateforme de B2B Sharing pour aider ses acteurs à optimiser la valeur et l’utilisation de toutes leurs ressources.
Enfin, le troisième principe consiste à régénérer les gens, les lieux et la planète, c’est ce qu’on appelle La Triple Régénération. La santé et le bien-être sont la préoccupation numéro un des consommateurs. Le secteur de Tourisme qui misait avant sur le « divertissement » comme proposition de valeur principale doit maintenant apprendre à offrir des solutions qui « régénèrent » les clients sur le plan physique, mental, et émotionnel. Cela peut être sous forme de soins de santé qui s’appuient sur des connaissances de médicine ancestrale telle que la médecine douce ou sous forme de gastronomie locale qui revitaliserait le corps, le cœur et l’esprit des clients. Mais au-delà des gens, il faut aussi régénérer les lieux. On assiste à une migration des professionnels des villes vers les campagnes. Le secteur de Tourisme pourrait aider ces jeunes professionnels à découvrir de nouveaux territoires et communes idylliques peu connus qui pourraient donner envie à ces jeunes d’y rester et y travailler ! Et finalement, il faut régénérer la planète. Le Tourisme contribue à 8% des émissions CO2 mondiales, ce qui est énorme. Au lieu de juste viser à réduire l’empreinte carbone, le secteur de Tourisme doit mettre la barre plus haute et « régénérer » la planète en soutenant l’agriculture régénératrice – qui séquestre le carbone – et en investissant dans des bâtiments à énergie positive – qui génèrent plus d’énergie qu’ils en consomment. Et cette transition peut se faire à toutes les échelles. Mon exemple favori est le Blue Lake Rancheria, une petite réserve indienne en Californie avec un grand casino et un hôtel qui sont alimentés en énergie solaire grâce à un micro-grid, un micro-réseau électrique déconnecté du réseau principal et qui fonctionne de manière autonome. La régénération doit donc rimer avec autonomisation.
L’innovation frugale est-elle le seul moyen de transiter vers un Tourisme plus écologique ?
Oui, l’innovation frugale permet aux acteurs du secteur de Tourisme à la fois de réduire leurs coûts tout en générant un impact positif sur la société et la planète. Ma crainte est qu’avec la montée des générations Y et Z qui représentent déjà plus de la moitié de la population mondiale, le secteur qui a appris à optimiser ses opérations pour répondre à la quête de valeur des clients des générations X et des Baby Boomers n’ait même pas commencé à réfléchir sur la façon d’implémenter des modèles économiques frugaux qui répondraient à la double exigence sociale et écologique de ces nouvelles générations. L’an dernier, je suis intervenu à une conférence avec des PDG des plus grands hôtels du monde entier. Ils n’étaient pas très convaincus du besoin de l’innovation frugale. Mais il est certain qu’en 2020, la frugalité est devenue un impératif stratégique pour toutes les entreprises du secteur touristique. Elles doivent toutes apprendre à « faire mieux avec moins » pour survivre en 2020 et réussir en 2021.
Faut-il s’attendre à un plus fort engouement pour le local dans cette approche ?
Absolument, c’est le grand paradoxe de 2020. Avec Zoom, on va pouvoir s’affranchir des lieux et pouvoir collaborer au-delà des frontières. Mais d’un autre côté, les gens vont être de plus en plus attachés à un lieu spécifique. Ils vont consommer local et soutenir les producteurs locaux. Par exemple, quand je voyage, j’évite au maximum les chaînes de restaurant et de café tel que Starbucks et essaie de consommer le produit localement. Si cet engouement pour le local s’accentue, les grandes entreprises du Tourisme qui longtemps ont pratiqué le « scale up » en copiant/collant un modèle standard dans toutes les villes dans lesquelles ils opèrent doivent apprendre à faire du « scale out », c’est-à-dire de créer des chaînes de valeur plus petites circuits courts qui s’approvisionneraient localement. Ces entreprises peuvent faire briller leur marque en s’engageant, par exemple, à s’approvisionner localement à hauteur de 50% pour tous leurs besoins d’ici 2030.