Note de Lecture n°28 : « Le monde d’après, et après ?»
Par Arnaud Fillion
Journaliste
http://www.francesoir.fr
10 Mai 2020
A la veille du déconfinement et de la fin de ce qui a été, force est de le reconnaître, une période de privation d’une partie de nos libertés individuelles, les médias, la presse, les réseaux sociaux, tout le monde semble s’évertuer à penser, à imaginer, ce que le monde d’après pourra bien être.
Et après quoi d’abord ?
Manifestement pas la pandémie du Covid-19, laquelle ne s’arrêtera pas au moment de l’annonce officielle de la fin du lockdown français. En réalité, alors qu’une majorité de la population mondiale s’est retrouvée confinée chez elle (quand elle était en capacité d’avoir un chez-soi), seule une petite minorité a été confrontée au virus (les malades, les asymptomatiques).
Ce monde d’après, dans notre inconscient collectif, fait donc référence à la période après le confinement, après la “quarantaine” imposée, ce moment où, en France et dans le monde, enfin, nous pourrons nous déplacer à nouveau et presqu’à loisir.
Ces deux mois d’arrêt nous ont semblé anormaux tant la norme de notre société était celle du mouvement.
Mouvement des populations, des êtres humains, qui sans cesse nous déplacions, près de chez nous autant qu’à l’autre bout du monde, pour aller travailler, pour nos vacances, pour nos loisirs, pour notre vie sociale, et, parfois, avec comme seul objectif de voyager.
Mouvement des biens, des services, des marchandises, qui souvent étaient produites dans un endroit du globe, transformées dans un deuxième, finies dans un troisième et commercialisées dans un quatrième.
Mouvement de l’économie qui devait croitre en permanence (du moins, selon certaines théories), qui faisait de la destruction créatrice un dogme, qui délocalisait outils de productions et usines manufacturières.
Mouvement des avions, des bateaux, des voitures, des deux-roues, des camions, des trains, des métros, des bus. De toutes ces inventions, conçues pour permettre à l’humanité de se déplacer.
Mouvement des idées, des informations, des communications, des messages, des images, des données, de tous ces échanges virtuels à la croissance aussi exponentielle que vertigineuse.
Notre monde connu, celui d’avant, ce monde planétaire, globalisé, était un monde d’agitation permanente, de frénésie sans fin, de déplacements continus. Un monde où celui qui ne se mouvait pas en devenait presque suspect. Et l’ordre de s’arrêter est arrivé.
Ordre d’arrêt venu, dans l’hexagone, d’un chef d’Etat dont le slogan politique, et ce n’est pas le moindre de ses paradoxes, est d’être en marche.
Notre monde a été mis à l’arrêt.
Arrêtés, nos déplacements individuels. Arrêtées, nos réunions de masse. Arrêtée, l’avancée économique (elle fait même marche arrière). Fermées, les frontières. Annulés, les évènements populaires. Restaient, seules, en mouvement, les activités qui permettaient de subvenir à nos besoins essentiels. Cette situation nouvelle, sédentarisée, regroupés en famille pour beaucoup, avec ses déplacements de proximité et aux autorisations réglementées, est devenue notre nouvelle norme. Nous y avons développé des routines et des habitudes différentes.
Ce temps suspendu, à la pression de l’urgence réduite voir disparue, ce temps de pause, propice à la réflexion, au questionnement, autant sur des sujets fondamentaux que ceux, plus spécifiques liés, à la crise (ainsi le très beau papier de Marie de Hennezel [1], qui adresse les deux), ce temps de retrouvailles avec nos proches, avec lesquels nous avons choisis d’être confinés, arrive désormais à sa fin. Et c’est ce basculement vers un futur inconnu, ce monde d’après, source d’angoisses et d’interrogations, qui est le sujet de tant publications. D’autant de communications.
Il y a ceux qui, comme ces deux cents artistes et scientifiques, nous lancent l’injonction d’empêcher, pour le bien de la planète, un retour à la normale [2]. Petite communauté qui nous donne un peu le sentiment, à nous, la grande masse de tous les autres, de nous faire apostropher depuis le pont supérieur des cabines de première classe. Et ce, pour nous faire savoir que, oui, attention, le Titanic/Monde se dirige droit sur l’iceberg de l’effondrement climatique.
Il y ceux qui, tel Vincent Lindon [3], veulent saisir l’occasion pour politiser encore plus la discussion publique, la polariser, oublieux (ou feignant de l’être) que la France est le pays qui prélève le plus et redistribue le plus.
Et puis il y a ceux qui, comme Michel Houellebecq dans sa lettre d’intérieur [4] et avec le réalisme pessimiste qui est devenu sa marque de fabrique, pensent que le monde d’après sera comme celui d’avant, avec des relations humaines plus réduites, encore diminuées, plus digitalisées. En somme, un monde comme avant, en un peu pire.
Pour ma part, j’ai plutôt envie d’adhérer à la belle métaphore [5] de l’écrivain syrien Omar Youssef Souleimane, ce retour à l’anormal, qui est une analyse subtile de notre rapport au temps. Ce rapport au temps fait d’un biais affectif envers un passé idéalisé, nostalgique, et d’inquiétudes souvent déraisonnées devant un futur inconnu. Et d’en conclure avec lui que, contrairement à notre vision de séquencement temporel, avec un avant et un après, notre temps humain est plutôt fait d’une évolution continue, au changement permanent.
Sans monde d’après, quel qu’il puisse être.
Note :
[1] Marie de Hennezel
[2] Un retour à la normale
[3] Vincent Lindon,
[4] Lettre d’intérieur, Michel Houellebecq
[5] la belle métaphore : le retour à l’anormale, Omar Youssef Souleimane