Note de Lecture n°26 : «Les dimensions nouvelles du tourisme de masse»
Par Luc Ferry
Luc Ferry, né le 3 janvier 1951 à La Garenne-Colombes (Seine),
est un homme politique, philosophe et politologue français.
https://www.lefigaro.fr/
19 Août 2020
La crise actuelle a montré à quel point notre économie avait besoin du tourisme. L’État l’a d’ailleurs compris, qui a mis en place des mesures de soutien en faveur des hôteliers et des restaurateurs, l’impact de la crise sanitaire se chiffrant selon Jean-Baptiste Lemoyne, le secrétaire d’État au Tourisme, entre 30 et 40 milliards de pertes. Il faut dire que ce secteur de l’économie moderne n’a cessé de se développer et d’évoluer au fil d’une histoire qui, tant sur le plan intellectuel qu’économique, est pleine d’intérêt. Certains, à l’instar de Marin de Viry (dans son livre Tous touristes. Comment la modernité a tué le voyage) ont voulu situer l’apparition du tourisme de masse en 1841, date à laquelle Thomas Cook, le fondateur de la célèbre agence qui portera son nom, organisa une randonnée pour les membres d’une société de vertu antialcoolique. Viry identifie ici voyage organisé et tourisme de masse.
Pourtant, si le second implique presque toujours le premier, l’inverse n’est pas exact: il faudra en réalité attendre les congés payés, qui ne prennent leur essor que dans l’après-guerre, pour que les masses populaires puissent envisager le voyage touristique. C’est donc beaucoup plus tard, en vérité seulement dans les années 1960, que le tourisme de masse va pleinement se développer avec la prolifération des guides (Michelin, Routard, Bleu, Vert, Gault et Millau, etc.), mais aussi des agences de voyages, des « tour-operators » et des entreprises comme celle de Gilbert Trigano (le Club Med), que la série des Bronzés a caricaturée avec humour.
La démocratisation du tourisme supposera en outre d’autres éléments que les congés payés, à commencer par l’élévation du niveau de vie, le développement de l’automobile et des infrastructures routières, celui des transports aériens bon marché (les vols « charters »), de l’hôtellerie de grande capacité, des villages de vacances. L’e-tourisme se développera plus tard, quand l’internet offrira le haut débit, mais c’est aussi la fin du communisme, dans les années 1990, avec l’ouverture de la Chine, de la Russie et des pays de l’Est, qui va donner un coup d’accélérateur aux voyages d’agrément dans des pays où ils étaient tout simplement interdits.
C’est alors, et alors seulement, que le tourisme se massifie et se diversifie. Les chiffres en témoignent : en 1950, ce sont seulement 25 millions de personnes qui franchissent la frontière de leur pays ; ils sont 500 millions dans les années 1990 et le milliard est dépassé en 2012, selon les chiffres de l’Organisation mondiale du tourisme! L’Europe accueille maintenant 671 millions de personnes, soit la moitié du flot touristique actuel.
Les recettes de ces voyages se développent en proportion : 2 milliards de dollars en l950, 104 en l980, 495 en 2000 et 1 260 en 2015, soit 10 % du PIB mondial ! Les dix villes les plus visitées au monde sont, dans l’ordre : Paris, Londres, New York, Antalya, Singapour, Kuala Lumpur, Hongkong, Dubaï, Bangkok et Istanbul. Au fil de ce développement exponentiel, les voyages touristiques prennent des dimensions et des finalités nouvelles: tourisme de mémoire, de santé, religieux, œnologique, tourisme social avec la création du BITS (Bureau international du tourisme social, à Bruxelles, né en l963), tourisme fluvial, sportif, croisières lointaines sur ces nouvelles villes flottantes que sont les paquebots modernes, tourisme vert, camping populaire, camping chic, et même tourisme sexuel que les livres de Michel Houellebecq ont déculpabilisé en évoquant sans fard leurs réalités pourtant sordides.
Bref, chacun doit pouvoir trouver chaussure à son pied selon ses goûts et ses moyens. Les motivations sur lesquelles les pays et les entreprises doivent jouer pour attirer le chaland se sont elles aussi multipliées : santé, remise en forme, plaisir, casino, cures thermales, découvertes naturelles, zoologiques, historiques, ethniques, culturelles… Bien évidemment, ce que les sociologues appellent la « distinction » joue un rôle important dans l’offre comme dans la demande. Pas question pour l’élite « distinguée » d’aller se presser avec les milliers de passagers d’une croisière Costa qui enchantera au contraire les classes sociales aux goûts plus simples et aux revenus plus modestes, grâce à la diversité des activités ludiques mais aussi des possibilités de rencontres qu’elle offre à tous. Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, le tourisme de masse est devenu une réalité économique et sociale incontournable, qu’il serait désormais à la fois liberticide et désastreux de laisser dépérir.