Note de lecture N°8 Vie perso vs vie pro, les cadres se sentent dépassés
Stress, travail à terminer chez soi…
Entre vie pro et vie perso, la frontière est de plus en plus mince. Les cadres se sentent dépassés.
Article d’Océane Herreroe
Publié le 14 novembre 2019
Toujours disponible, toujours en alerte. Pendant plusieurs années, le quotidien de Nathalie a été mené tambour battant. Cadre dans un conseil départemental, elle doit amortir tous les chocs: «Il faut toujours se calquer sur l’agenda du patron – et il y a toujours des urgences. Ce qu’il faut faire, c’est donc prioriser ces urgences… Sinon tout s’écroule.» Elle ne compte pas ses heures, travaille tard le soir. «J’ai eu deux enfants et c’est ma grande fierté, toutes les femmes n’en ont pas dans ce milieu-là.» Récupérer les enfants à la crèche, gérer les imprévus… En regardant dans le rétroviseur, Nathalie sait bien qu’elle a souvent dû faire passer le travail avant sa vie de famille.
«Pendant les trois premiers mois à ce poste, ça allait. Mais au bout du huitième, cela peut devenir pesant pour la vie de couple.»
Les conclusions d’une étude * Ifop-Mooncard – start-up spécialisée dans les notes de frais – sur l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle des professions supérieures sont sans appel : pour beaucoup de cadres, le travail reste une préoccupation, même une fois qu’ils ont quitté le bureau. Ils sont ainsi pas moins de 95% à penser au travail le soir, «souvent» pour 60% d’entre eux. De même, 94% déclarent aussi y penser le week-end, 62% en faisant du sport, et, plus encore, 20%… en faisant l’amour. 57% admettent aussi que le travail peut provoquer des tensions dans le couple. Avec plusieurs voyages professionnels à l’étranger chaque mois, Julien, cadre commercial dans la publicité, a ainsi dû demander à sa compagne d’être conciliante: «Pendant les trois premiers mois à ce poste, ça allait. Mais au bout du huitième, cela peut devenir pesant pour la vie de couple.»
Si les cadres pensent constamment au travail, c’est aussi car ils ont le sentiment que leur charge mentale professionnelle s’aggrave. 81% estiment avoir «plus de choses à faire qu’avant», 74% reçoivent trop de messages électroniques et 77% ont trop de tâches à gérer… Dont en premier lieu l’organisation de réunions et l’envoi de mails. «Les cadres font face à une réduction de leurs «temps sociaux» au sein de l’entreprise: ces moments qui permettent de s’organiser, d’avoir de la souplesse, explique Annick Schott maître de Conférences en sociologie des organisations et docteur à l’Université Bordeaux 3. S’empilent sur cette difficulté «les horaires à rallonge, le travail le week-end, les interruptions fréquentes lors des horaires de travail, les changements organisationnels…» énumère Marine Coupaud, docteure à l’Université de Bordeaux et spécialiste de la santé des travailleurs.
«Les cadres sont dans une situation de responsabilité, en comparaison aux employés, et ne sont pas non plus des patrons. Ils sont un peu pris en étau»
Les cadres ne sont pas les seuls à garder le travail à l’esprit en rentrant chez eux – ils sont en revanche ceux chez qui cette préoccupation est la plus forte. Selon The European Working Condition Survey (EWCS), réalisé en 2015, 14% des salariés européens se trouvent dans une situation de conflit entre vie personnelle et vie professionnelle. C’est le cas de 31% des managers. «Les cadres sont dans une situation de responsabilité, en comparaison aux employés, et ne sont pas non plus des patrons. Ils sont un peu pris en étau», explique Tristan Leteurtre, patron de la start-up Mooncard, qui a commandé l’enquête Ifop. Pour Julien*, commercial dans la publicité, cela signifie par exemple «être le premier au bureau le matin, et le dernier à le quitter le soir. Je dois montrer l’exemple à mes collaborateurs». Mais aussi être constamment disponible pour eux, et pour le patron. Une position intermédiaire qui met souvent les cadres sous pression.
Le droit à la déconnexion ne semble être, pour beaucoup de cadres, qu’un rêve inaccessible. Peut-on refuser de répondre à un courriel important qui arrive dans notre boîte mail, en dehors des heures de travail? Pour Annick Schott, maître de Conférences en sociologie des organisations et docteur à l’Université Bordeaux 3, la pression qui nous pousse à répondre «n’est pas simplement une pression sociale, celle d’être mal vu par ses collègues. C’est une pression socio-économique, qui est plus pernicieuse. Quand vous ne répondez pas, on considère que vous ne faites pas votre travail, que vous faites perdre de l’argent.»
Le dilemme se repose à chaque immixtion d’une tâche professionnelle dans les heures libres d’un cadre: en répondant à un e-mail à 23h, il prend le risque de paraître désorganisé ou débordé par son travail. Mais s’il ne le fait pas, il peut craindre de sembler négligent ou peu impliqué…
« En tant que patron, j’essaie de faire attention, »
«En tant que patron, j’essaie de faire attention, réfléchit Tristan Leteurtre. Je n’envoie pas des mails tard le soir à mes collaborateurs, à part parfois les plus proches. Un collaborateur qui reçoit un e-mail en dehors des heures de travail de la part de son patron peut se sentir culpabilisé de ne pas être encore devant son écran d’ordinateur.» Tristan Leteurtre s’appuie sur les envois d’e-mails programmés… Pour continuer à travailler tard sans que ses salariés ne se sentent mis sous pression à faire de même.
Les salariés doivent, pour leur part, cesser de penser qu’ils peuvent être « toujours au top, toujours concentré, insiste Annick Schott. Le temps du travail, surtout avec les communications numériques, est continu. Mais la chronobiologie humaine, elle, est discontinue. Nous avons besoin de dormir!» Ce sentiment de devoir être toujours opérationnel pour travailler peut amener à s’auto-infliger cette prégnance du travail sur la vie personnelle: « Pour me rassurer ou me flatter moi-même, pour encore peut-être souligner mon importance, je laisse mon travail, avec une certaine complaisance, envahir ma sphère privée» développe Xavier Camby, auteur de 48 clés pour un management durable – Bien-être et performance.
Vases communicants
Mais peut-on vraiment espérer une coupure nette entre vie personnelle et vie professionnelle? «C’est une question difficile parce qu’elle dépend à la fois d’une culture d’entreprise, du secteur voire du pays du travailleur», souligne Marine Coupaud. Le droit à la déconnexion a maintenant le mérite d’avoir intégré le débat mais n’est que faiblement répercuté dans les faits.
Julien a compris, au fil de sa carrière professionnelle, qu’il fallait savoir poser des limites: le téléphone est complètement éteint à partir de 20h30. Il ne le rallume qu’à 8h le lendemain «et lire mes mails n’est pas ma priorité. D’abord, c’est la météo, les infos, et mon compte en banque», sourit-il. Mais il garde toujours un œil sur sa boîte mail pendant les vacances.
Il n’est pas rare de voir de réels gains d’inventivité, de productivité et de collaboration alors que je suis en T-shirt chez moi et que je travaille pendant que tourne mon lave-linge, le samedi
Xavier Camby, auteur de 48 clés pour un management durable – Bien-être et performance
«Il n’est pas rare de voir de réels gains d’inventivité, de productivité et de collaboration alors que je suis en T-shirt chez moi et que je travaille pendant que tourne mon lave-linge, le samedi après-midi. »
«On observe, dans les deux sens, un brouillage entre la vie personnelle et la vie professionnelle. Cela peut être un avantage en termes de flexibilité, mais on voit bien qu’en l’état actuel des choses, les salariés ne s’y retrouvent pas», note Tristan Leteurtre. Le télétravail est typique de ce modèle où vie domestique et vie de bureau se mêlent. Mais il n’est pas à jeter, loin de là: tous les salariés ne souhaitent pas une coupure nette entre ces deux versants de leur vie. «Pouvoir travailler de chez soi permet de combiner charges familiales et obligations professionnelles, explique Marine Coupaud. Notamment pour les femmes qui gardent toujours une large part des obligations domestiques.» Pour Xavier Camby, cette hybridation des rythmes de vie professionnelle et personnelle peut même être bénéfique à la productivité: «Il n’est pas rare de voir de réels gains d’inventivité, de productivité et de collaboration alors que je suis en T-shirt chez moi et que je travaille pendant que tourne mon lave-linge, le samedi après-midi. Mais en contrepartie, à l’occasion de mon déplacement du mardi pour me rendre au bureau, j’irai faire une course ou prendrai le temps d’aller chez mon dentiste», illustre-t-il.
Point de rupture
Reste donc à trouver son propre équilibre pour éviter d’atteindre un point de rupture. Nathalie défend un tempérament très actif, qui lui a permis de mener de front son travail, ses grossesses mais aussi une reprise d’étude qui lui a permis d’empocher un master. «Si c’était à refaire, je ne changerais rien», affirme-t-elle.
Une résilience qui n’est pas offerte à tous. Parmi les cadres interrogés par Ifop, nombreux sont ceux qui affirment subir des effets collatéraux de leur travail. 75% déclarent avoir des troubles du sommeil, 57% reconnaissent des «tensions» dans leur couple. 80% des cadres disent même qu’il leur arrive d’avoir «l’impression qu’ils ne vont pas s’en sortir». The European Working Condition Survey indique que 6% des travailleurs sont susceptibles de présenter des problèmes psychologiques.
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Le rapport insiste: la santé, le bien-être entretiennent avec le travail une relation «bidirectionnelle». Ses recommandations: un «droit à la déconnexion» véritablement appliqué, en finir avec la culture du présentéisme… mais aussi plus de concentration pendant les heures effectives au travail.
* Étude menée par un questionnaire auto-administré en ligne du 16 au 22 juillet 2019, auprès d’un échantillon de 1003 cadres. La représentativité a été assurée par la méthode des quotas après stratification par région.